Plus qu’aucun autre événement, l’échouement apporte au marin
un sentiment d’échec absolu et sinistre. Il y a échouement et échouement, mais
je peux dire sans risque que dans quatre-vingt dix pour cent des cas un marin
qui vient de s’échouer a parfaitement le droit, sans déshonneur, de souhaiter
la mort ; et je suis certain que parmi ceux qui ont eu l’occasion de
sentir leur navire se poser sur le fond,
quatre-vingt dix pour cent ont véritablement, pendant environ cinq
secondes, souhaité la mort.
« Se poser sur le
fond » est l’expression technique pour un navire qui s’échoue sans qu’il y
ait eu choc. Mais on a plutôt l’impression que c’est le fond qui a posé sa main
sur lui. Il y a une sensation étonnante pour ceux qui sont sur la dunette. C’est
comme si vos pieds venaient d’être attrapés par un piège impalpable ; la
stabilité de votre corps est menacée, et le solide équilibre de votre esprit
est détruit aussitôt. Cette sensation ne dure qu’une seconde, car, alors même
que vous êtes en train de tituber, quelque chose semble se retourner d’un coup
dans votre esprit, qui amène à la surface l’exclamation intérieure, pleine
d’ahurissement et de consternation : « Nom de nom ! Le voila au
sec ! ».
Et c’est un expérience tout à
fait effrayante. Car enfin, la seule mission qu’implique le métier de marin
consiste à conserver la quille des navires à distance du fond. Ainsi, le
moment où le navire s’échoue enlève à
l’homme de mer toute justification pour continuer à vivre.
Un navire peut être drossé à la
cote sous l’effet du mauvais temps. C’est un désastre, une défaite. Se mettre
au sec a l’aspect petit, poignant et amer de l’erreur humaine.
lundi 4 décembre 2023
Echouement par Joseph Conrad
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