lundi 4 décembre 2023

Echouement par Joseph Conrad

Plus qu’aucun autre événement, l’échouement apporte au marin un sentiment d’échec absolu et sinistre. Il y a échouement et échouement, mais je peux dire sans risque que dans quatre-vingt dix pour cent des cas un marin qui vient de s’échouer a parfaitement le droit, sans déshonneur, de souhaiter la mort ; et je suis certain que parmi ceux qui ont eu l’occasion de sentir leur navire se poser sur le fond,  quatre-vingt dix pour cent ont véritablement, pendant environ cinq secondes, souhaité la mort.
« Se poser sur le fond » est l’expression technique pour un navire qui s’échoue sans qu’il y ait eu choc. Mais on a plutôt l’impression que c’est le fond qui a posé sa main sur lui. Il y a une sensation étonnante pour ceux qui sont sur la dunette. C’est comme si vos pieds venaient d’être attrapés par un piège impalpable ; la stabilité de votre corps est menacée, et le solide équilibre de votre esprit est détruit aussitôt. Cette sensation ne dure qu’une seconde, car, alors même que vous êtes en train de tituber, quelque chose semble se retourner d’un coup dans votre esprit, qui amène à la surface l’exclamation intérieure, pleine d’ahurissement et de consternation : « Nom de nom ! Le voila au sec ! ».
Et c’est un expérience tout à fait effrayante. Car enfin, la seule mission qu’implique le métier de marin consiste à conserver la quille des navires à distance du fond. Ainsi, le moment  où le navire s’échoue enlève à l’homme de mer toute justification pour continuer à vivre.
Un navire peut être drossé à la cote sous l’effet du mauvais temps. C’est un désastre, une défaite. Se mettre au sec a l’aspect petit, poignant et amer de l’erreur humaine.

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