De Dreyfus au glyphosate
Quel peut, pourrait bien, être le rapport entre Mr Dreyfus et le glyphosate ? Entre cette célèbre affaire qui déchira la France à la fin du XIX siècle et le coté cancérigène ou non d’un célèbre herbicide ? C’est ce que nous allons voir !
Le drame de l’affaire Dreyfus est celui d’un horrible piège dans lequel tomba une société qui pensait être sur une pente ascendante dans sa quête d’un monde meilleur, et cela en s’appuyant sur de solides valeurs ; entre d’un coté l’éducation rendue facile d’accès par le nombre d’instituteurs et obligatoire par la loi, et de l’autre un anticléricalisme assumé qui garantissait une liberté de conscience, la France de 1894 était persuadé d’être du coté du bien, du juste et d’avoir écarter les démons de l’obscurantisme. Quand un militaire fut soupçonné d’espionnage au profit de l’Allemagne, tout le monde pensait que la justice allait faire son devoir, condamner le coupable ou innocenter la victime ; entre instance et appel, le droit allait résoudre cette affaire et conclure le procès.
On sait aujourd’hui que le capitaine Dreyfus était innocent ; à l’époque on aurait pu, on aurait du penser que si sa culpabilité était apparu si rapidement difficile à démontrer, c’est qu’il y avait une forte chance qu’il soit effectivement innocent ; le bon sens et l’esprit critique auraient pu s’imposer.
Mais alors, que s’est-il passé pour que tout s’emballe, qu’une affaire presque banale voir idiote devienne un drame national ? Essayons d’explorer ce dernier point : le drame. Il y avait d’abord un contexte émotionnel d’une grande intensité ; après la défaite de 1870, marquée au fer rouge dans le cœur des Français par l’annexion de l’Alsace et la Lorraine, le réarmement militaire (avec comme but explicite de libérer les deux provinces perdues) était devenu le principal enjeu national, tous ce qui touchait l’armée devenait électrique. Mais la défense des toutes nouvelles valeurs républicaines était tout aussi importante ! Justice et droit de l’homme étaient devenus les emblèmes de la République. Et on sait que l’excès de passion est mauvaise conseillère.
Au fur et à mesure que ces émotions se structuraient, la question initiale de la culpabilité ou non du capitaine Dreyfus était devenue secondaire : le piège s’était refermé. D’un coté, l’armée ne pouvait pas avoir tord, ou plutôt on ne pouvait dire qu’elle s’était trompée, il valait mieux un innocent solitaire envoyé au bagne, une victime expiatoire, un martyr de plus en Guyane, que de « salir l’honneur de notre brillante armée » ; en toute lucidité, c’était la pensée et le discours des antidreyfusards. On arrivait à ce proverbe bien connu « on ne fait d’omelette sans casser des œufs », tout en rappelant les obligations dues à la raison d’état. Et de l’autre, il était hors de question de jeter à la poubelle les grands principes issus de la Révolution Française qui avaient structurés l’action politique de la IIIème république ; comment défendre l’enseignement obligatoire et renoncer à une justice égale pour tous ? Quelque qu'en soit le prix, un innocent ne pouvait pas, devait pas rester condamné.
Bien sur, on aurait pu imaginer une discussion, négociation entre ces deux visions qui s’opposaient, on aurait du le faire avant que les positons ne deviennent irréconciliables. Mais le train infernal était lancé, plus rien ne pouvait l’arrêter ; il fallait un vainqueur inutile et un vaincu humilié. Tout le monde connait la suite.
Avec l’herbicide vedette de la fin du XX siècle, nous avons de très fortes analogies ; qu’il soit cancérigène ou non est une question qui doit se résoudre via un débat scientifique ; cependant l’épidémiologie du cancer est une science à la fois indispensable et très ardue, pleine de colonnes de chiffres insipides et tristes. On peut aussi dire que depuis le temps que l’on en parle (bientôt 20 ans) si des éléments claires pour montrer sa toxicité avaient été vus, on le saurait. D’ailleurs, aucune agence sérieuse de surveillance sanitaire ou environnementale n’a émis de jugement ou d’opinions négatives sur le produit.
Mais dès le début de l’affaire, la culpabilité du glyphosate permettait de faire d‘une pierre deux coups, voir trois ! On démontrait aussi qu’une multinationale capitaliste avait cherché à tuer des gens, et on imposait le choix vers une agriculture débarrassée de tout produit chimique ! Cela ne fut pas un hasard si toutes les mouvances écologistes se sont enthousiasmées dans ce combat, une victoire dans ce dossier leur promettait un avenir radieux : la victoire pouvait être totale ! Dans ce contexte, il était devenu hors de question d’envisager une marche arrière, tout devait être fait pour gagner ce combat ; aucune possibilité de faire amende honorable et reconnaître une conclusion hâtive et rapide ; d’où ce banco, ce « all in », et le piège s’était refermé du coté des écologistes.
De l’autre coté, les scientifiques, ceux qui connaissent le cancer et son épidémiologie pour l’avoir si longtemps côtoyé, ceux qui savaient son coté ardue, difficile, et souvent ambiguë, ne pouvaient pas de résoudre à renier leurs si longues années sur ce dossier : ils décidèrent de résister, de ne pas se laisser faire, et de tenir bon sur la réalité des chiffres, surtout pas peur d’un effet domino : aujourd’hui le glyphosate, demain quoi, les vaccins ? Tous les médicaments ? On a vu, dans de pareils cas, des personnes transiger, et appliquer cette vieille maxime « un bon accord vaut mieux qu’un mauvais procès » ; cela ne fut plus possible, et la aussi le piège se referma.
Ce qui est horrible dans ce type de situation, c’est que l’on sait intuitivement qu’il n’y aura pas de prote de sortie, de solutions ; nous allons tout droit dans une conclusion « perdant-perdant ».